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LES INDÉPENDANTS: Brancher le Nord: Il faut un village pour élever un réseau

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Les communautés cries et francophones parsemées autour de la Baie-James, au nord du Québec, sont à des centaines de kilomètres des grands centres, mais le reste du monde se trouve à quelques clics dans la plupart d’entre elles, grâce à un partenariat public-privé novateur entre le Réseau des communications Eeyou (RCE) , l’organisme qui gère les télécommunications dans les neuf communautés de la nation crie, le distributeur torontois Distributel, et plusieurs autres partenaires publics et privés. 

Alfred Loon est président-fondateur du RCE. il raconte que le projet a été conçu il y a une décennie dans le cadre d’un projet de développement économique avec le gouvernement de la nation crie. En juin 2018, ce partenariat, avec du soutien financier et logistique des gouvernements provincial et fédéral, le gouvernement de la nation crie et Hydro-Québec, a amené un accès internet haute vitesse, ainsi qu’un service de câblodistribution et un service de téléphonie résidentielle IP, à 4000 résidents dans sept communautés cries —  Wemindji, Eastmain, Waskaganish, Waswanipi, Oujé-Bougoumou, Nemaska et Mistissini– et la communauté jamésienne francophone de Radisson.

(En photo, Alfred Loon de RCE montre une carte du réseau en fibre optique, montrant des communautés desservies actuelles et futures.)

En juillet, RCE et Distributel ont annoncé leur intention d’élargir le réseau pour couvrir les communautés jamésiennes de Matagami, Chapais, Lebel-sur-Quévillon et Chibougamau. M. Loon attend à ce que le projet créé une vingtaine d’emplois. 

“RCE nous a abordé il y a environ deux ans avec l’idée originale, mais ça s’est transformé de façon significative au fur et à mesure qu’on en parlait,” se rappelle Matt Stein, PDG de Distributel. “C’est très collaboratif. C’est nous qui fournissons les services, et c’est eux qui s’occupent de la construction des dernières milles.”

Selon M. Loon, RCE est l’unique OSBL autochtone de télécommunications au Canada qui est le propriétaire de son propre réseau. Il ajoute que l’équipe technique de RCE connaissait bien le monde de connectivité internet, mais avait moins d’expérience en câblodistribution et en téléphonie. “C’est pour ça qu’on voulait s’associer avec un partenaire privé d’expérience,” note M. Loon.  

Sur le territoire de la nation crie, Télus assure la connectivité du réseau de la santé et Distributel connecte les résidences,les entreprises et les autres installations du gouvernement local, explique M. Loon. “Une fois qu’on a réussi à brancher les institutions de la santé,  on s’est demandé comment on pouvait  brancher les résidences. On a abordé plusieurs compagnies…et Distributel était la seule qui était intéressée.” L’entente a été signée au printemps de cette année, et les huit premières communautés ont été branchées à un réseau d’internet à haut débit avec du soutien financier du gouvernement fédéral. Alfred Loon espère que les quatre communautés jamésiennes, qui n’étaient pas admissibles au même financement fédéral, pourront être branchées d’ici automne 2019.

“C’est très important d’avoir une structure sans but lucratif. Les petites populations ne donnent pas un gros profit, et quand il y a un profit (au privé), ça va aux actionnaires. Ici, les profits seront réinvestis dans l’opération du réseau.” – Steeve Gamache, Chapais, Quebec

Steeve Gamache est maire de Chapais, une communauté jamésienne francophone de 1600 habitants. Dans son estimation, des partenariats entre le public et le privé comme celui de Distributel, de ECN et des différents paliers de gouvernement, sont essentiels pour les communautés nordiques. “Il y a toujours une question financière quand des entreprises entièrement privées (opèrent dans des communautés éloignées). C’est très important d’avoir une structure sans but lucratif. Les petites populations ne donnent pas un gros profit, et quand il y a un profit (au privé), ça va aux actionnaires. Ici, les profits seront réinvestis dans l’opération du réseau.”

Presque 700 kilomètres séparent Lebel-sur-Quévillon, la communauté la plus méridionale du réseau, et Whapmagoostui, la plus nordique — un village isolé que RCE compte brancher dans une éventuelle troisième phase du projet. La création d’un réseau sur un vaste territoire nordique présente des défis uniques, selon Alfred Loon. Les succès de cette année étaient le fruit d’une décennie de planification. 

“Nous avons un vaste territoire et nos hivers sont longs et froids,” dit Alfred Loon, lui-même originaire de la communauté crie de Mistissini. “Quoi qu’on fasse au nord, ça coûte beaucoup plus cher qu’un projet équivalent dans le sud.” Il ajoute que le câble utilisé dans le projet “ne peut pas vraiment être acheté à la quincaillerie” – il faut que le câble fonctionne dans des températures aussi basses que -52 Celsius. “C’est pour ça qu’il fallait faire appel à un grand équipe. On a bâti une vraie communauté, dont la raison d’être est la construction de ce réseau.”

Loon explique que le service Internet précédant venait d’un réseau à micro-ondes vétuste, fourni par Télébec, qui n’avait pas la capacité de répondre à la demande grandissante. “Le réseau n’a pas été entretenu, la population grandissait, et tout le monde avait besoin d’Internet. Le réseau qu’on avait n’était pas à la hauteur.”

Il dit que le but du projet actuel est d’offrir aux habitants des communautés cries et jamésiennes une connexion Internet à haut débit à des prix comparable aux prix de Montréal et de Québec. Le forfait actuellement disponible dans sept communautés cries et à Radisson offre 250 mbps de téléchargement symétrique, plus de 30 chaînes de câble et 500 minutes de long distance avec un téléphone résidentiel, pour 150 $ par mois. Il y a aussi un forfait de base disponible pour 60 $. Les nouveaux forfaits reçoivent déjà des commentaires élogieux des utilisateurs. “J’ai parlé à un client qui s’en servait (du réseau) pour jouer des jeux, sa femme regardait un film et leurs enfants jouaient sur leurs iPad, et il n’y avait aucun ralentissement!” Il espère que les autres communautés jamésiennes seront connectées d’ici automne 2019.

“Tout le monde devrait pouvoir communiquer.” – Alfred Loon, ECN

Alfred Loon et Steeve Gamache espèrent que les bienfaits de la connectivité améliorée iront bien au-delà de Netflix et des jeux en ligne. Loon note que la nation crie a profité de la connectivité améliorée pour améliorer la transparence du gouvernement local, en rendant l’assemblée générale annuelle du Cree Nation Government disponible en streaming, et pour faciliter l’apprentissage à distance. Philippe Lubino, directeur de l’hôpital régional de Chisasibi, dit que la connectivité améliorée a permis aux médecins de consulter leurs collègues en ligne et partager notamment des échographies de femmes enceintes. De nombreuses femmes enceintes qui, dans le passé, devaient faire un aller-retour de trois jours à Montréal pour une consultation de routine, n’en ont plus besoin.

“Dans le passé, des mères ont eu besoin de manquer des jours de travail, trouver une gardienne pour leurs enfants, voyager pendant des heures et recevoir des soins qui en plus ne sont pas nécessairement adaptés à leur langue et à leur culture, et s’exposer à la discrimination,” dit Philippe Lubino. “C’est important que les gens puissent se faire soigner sur le territoire, dans leur langue, quand c’est possible…et quand les médecins peuvent garder des rendez-vous en personne pour les patients qui en ont absolument besoin, c’et plus efficace pour tout le monde.” 

Gamache espère que le réseau amélioré peut aider les communautés jamésiennes à s’attaquer à un autre problème persistant — la fuite des cerveaux. “Mes enfants étudient à Québec, et quand ils reviennent ici et quand ils veulent regarder un film en ligne, tout bloque. J’espère qu’une connexion Internet améliorée nous permettra de ramener nos jeunes…et d’attirer plus de travailleurs qualifiés dans le Nord.”

Selon Matt Stein et Alfred Loon, le projet, une collaboration entre des groupes autochtones, des entreprises privées, des différents paliers de gouvernement et  des communautés locales, est vu comme un modèle potentiel pour des communautés autochtones éloignées au nord de l’Alberta, au nord du Manitoba et au Québec. Un nouveau financement annoncée à la fin août par les gouvernements fédéral et québécois aidera à lancer un projet similaire pour les communautés inuites du Québec, coordonné par le gouvernement régional Kativik. “Tout le monde attend ce projet, et maintenant il faudra livrer la marchandise,” dit Alfred Loon. “Tout le monde devrait pouvoir communiquer.”

Bien qu’Alfred Loon soit visiblement heureux et emballé à l’idée de ramener le monde jusqu’aux portes des Cris et des Jamésiens, il espère que ses concitoyens n’oublieront pas le monde qui les entoure. “Internet est un outil extraordinaire quand on veut chercher un emploi, acheter quelque chose, se divertir, faire des devoirs ou des recherches…mais il faut faire attention. Chez nous, avant la venue d’Internet, les enfants jouaient tous dehors. Internet arrivait, les jeunes jouaient dehors moins. Internet à haut débit, encore moins. Il ne faut pas oublier d’aller jouer dehors de temps en temps!”