
5e partie dans notre série sur la révision des Lois sur la radiodiffusion et des télécommunications. Une entrevue exclusive
EN 1999 LORSQUE PIERRE Karl Péladeau était le PDG de la plus grande imprimerie au monde et un important propriétaire de journaux, il ne connaissait sans doute pas l'ordonnance d'exemption relative aux nouveaux médias (OERNM) du CRTC, rendue publique cette année-là. Et pourquoi aurait-il été préoccupé?
À cette époque, les téléphones cellulaires étaient encore un nouveau phénomène utilisé que pour faire des appels téléphoniques et qu’une personne sur cinq possédait.* Tout le monde regardait la télévision grâce à des oreilles de lapin ou au câble et seulement le quart des foyers avait une connexion Internet à la maison qu’on ne pouvait pas vraiment utiliser pour voir du contenu vidéo, compte tenu de la mauvaise qualité des réseaux et surtout, qu’il n’y avait que peu de contenu disponible.
YouTube ne sera lancé que dans 6 ans. Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, était en 11e année et Google n’existait que depuis un an. Netflix avait 2 ans et distribuait des DVD par la poste, mais seulement aux Américains. Amazon, en affaires depuis 3 ans, était un nouveau venu numérique qui tentait de convaincre ses clients d’acheter des livres en papier… en ligne et Apple mettait en marché des iMacs aux formes arrondies et aux couleurs fruitées.
L’OERNM, une ordonnance qui exemptait ceux qui diffusaient du contenu vidéo, de la réglementation traditionnelle du CRTC était pertinente pour les entreprises, mais pour Québecor, en 1999, on ne parlait alors que de contenu imprimé.
L’évolution numérique de Québecor a débuté en 2000, juste après que Pierre Karl Péladeau ait officiellement pris la tête de l’entreprise. Avec l’appui de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Québecor après une bataille avec Rogers a acheté Vidéotron, un pionnier de la technologie du câble, propriété de la famille Chagnon. Étant donné tout ce qui est arrivé dans le domaine de l’imprimerie et des journaux depuis (Québecor n’est plus dans l’imprimerie depuis longtemps et n’est plus propriétaire que de trois journaux), l’entreprise a opéré une des transitions commerciales les plus radicales au Canada.
Avec Vidéotron, Québecor s’est retrouvé avec le radiodiffuseur TVA qui était, et demeure, le canal de télévision le plus regardé au Québec diffusant la majorité des émissions en langue française les plus écoutées dans la province (18 sur les 30 meilleures, ce mois-ci, selon Numeris). Vidéotron est le plus grand câblodistributeur et fournisseur de large bande et un concurrent important de sans-fil au Québec et Club iIlico, sa marque numérique, est en croissance.
Vu ces changements, tant au Québec que dans le reste du monde, il est temps que cette OERNM (souvent appelée Ordonnance d’exemption des médias numériques, ou OEMN) soit revue a dit M. Péladeau dans une entrevue à Cartt.ca à son bureau de Montréal plus tôt ce mois-ci. «Si nous voulons avoir la capacité de concurrencer avec les joueurs étrangers, devrait-on, et c’est possible, réglementer les non-Canadiens… (parce que) les Canadiens sont réglementés et eux pas,» a dit M. Péladeau.
«Je ne crois pas que cette question ait été posée par le régulateur. Probablement qu’il ne se posera jamais ce genre de question parce que c’est assez rare qu’on demande à une organisation: ‘Devrait-on réévaluer notre rôle ou devrions-nous continuer de faire ce qu’on fait depuis 10, 15, 20, 25 ans.’»
«Ce n’est pas comme ça que fonctionne la démocratie.» – Pierre Karl Péladeau
Comme le savent nos lecteurs, Pierre Karl Péladeau a mené un combat public au Québec contre ce qu’il considère, tout comme d,autres, une iniquité dans la taxation lorsqu’il s’agit de joueurs étrangers comme Netflix qui n’ont pas à percevoir de taxe de vente alors que les compagnies canadiennes doivent le faire. Ce déséquilibre est fondamentalement injuste et devrait être réglé par le gouvernement fédéral, ajoute-t-il. « Des bases et des lois communes devraient s’appliquer,» dit-il. «La taxe de vente fédérale devrait s’appliquer. La loi devrait s’appliquer… Ce n’est pas comme ça que fonctionne la démocratie.»
Cependant, Pierre Karl Péladeau sait bien pourquoi le gouvernement ne veut pas forcer Netflix à percevoir la taxe de vente. En rigolant, l’ancien politicien (il a été chef du Parti Québécois de mai 2015 à mai 2016) en rajoute: «Ils ont dit qu’ils ‘ne veulent pas accroître le fardeau fiscal de la classe moyenne’. C’est une farce,» dit-il. «Cela est tellement stupide, cela ne disparaîtra pas, ça leur restera collé.»
«Au Québec, Netflix est un enjeu important comme nous l’avons rapporté. Alors que la ministre du Patrimoine canadien annonçait en grande pompe en septembre dernier qu’elle avait une entente avec Netflix qui dépensera 500 M$ sur 5 ans pour la production de films et d’émissions de télévision au Canada. Cet engagement était contenu dans une entente confidentielle et sans aucune obligation de produire du contenu francophone (excepté 25M$ prévu par le distributeur numérique pour du développement au Québec) ou de créer du contenu canadien traditionnel. Cela a été décritpar les élites francophones et autres comme un exemple d’une ministre embobinée par Netflix au détriment de la culture francophone et au détriment des entreprises du Québec.
«De qui parlez-vous?» – Péladeau
Donc, nous avons demandé au PDG de Québecor ce qu’il ferait s’il se réveillait demain matin occupant la fonction de Mélanie Joly. Son dédain était palpable.
Il rit avec candeur. « De qui parlez-vous? »
«C’est une députée de Montréal. Je crois que vous la connaissez. Elle a eu beaucoup de temps pour étudier tout cela,» l’ai-je taquiné.
« Qui est-elle? » dit-il en riant. «Oh, vous parlez de Justin Trudeau!»
Le niveau émotif de Pierre Karl Péladeau lorsqu’il discute du gouvernement fédéral sur cet enjeu montre qu’il est en colère (même s’il rit). Ses messages cinglants sur les médias sociaux ces derniers mois ont ciblé directement le premier ministre Trudeau et sa ministre du Patrimoine. Il est en colère sur ce qu’il considère comme un manque total de vision envers le secteur culturel et sur le plan du gouvernement fédéral pour revoir les Lois de la radiodiffusion et des télécommunications (Il n’est pas le seul dans l’industrie à le croire). Au lieu de cela, nous avons un gouvernement qui répète sans cesse le mot ‘innovation’ et répète quotidiennement le mantra qu’il ne veut pas augmenter le fardeau fiscal de la classe moyenne comme réponse à toute question.
«Je vais tenter de répondre», a ajouté Pierre Karl Péladeau à la question s’il devenait ministre du Patrimoine. «Devrait-on continuer de réglementer tout cela, ou devrions-nous arrêter et penser à développer une réelle vision,» a-t-il demandé. «Que devrions-nous faire pour nous assurer que les joueurs en radiodiffusion et autres participants seront plus forts dans l’avenir. Que devrions-nous faire pour leur donner la capacité de concurrencer sur la scène mondiale?»
«Que devrions-nous faire pour nous assurer qu’il y ait un équilibre commercial avec les entreprises de distribution par contournement non canadiennes.
Ce serait beaucoup mieux, avec tout l’argent que nous investissons comme pays, comme système dans cette industrie. Quel est l’environnement international avec lequel nous sommes en concurrence? Je pense qu’au Canada et au Québec nous avons de grands talents dans toutes sortes de secteurs. Évidemment, du talent culturel, mais aussi du talent en technologie, comme ici à Montréal, comme vous le savez probablement avec l’intelligence artificielle» a-t-il continué.
«Nous devrions tenter de savoir comment rassembler tous ces intervenants, plutôt que de se concentrer sur les Lois et la réglementation et de mettre l’accent sur le fait que nous avons besoin d’une politique. Une politique ce n’est pas une loi. Une politique c’est une vision. Une entreprise aura une politique ou une vision vers où elle va et si elle veut y arriver que devra-t-elle faire?»
Toute chose étant égale par ailleurs, le PDG de Québecor dit que son entreprise connaît bien son marché et peut concurrencer n’importe qui, mais pas quand le gouvernement fédéral a si peu de vision pour l’avenir, tergiversant sans direction ni objectifs. Au lieu de cela, le gouvernement et sa ministre répètent les mêmes platitudes depuis l’élection, il y a deux ans.
En fin de compte, nous connaissons notre marché. Nous ne sommes évidemment pas contre l’arrivée de Netflix. Si elle vient ici et juge utile d’investir, qui va l’empêcher? Nous avons toutes les infrastructures nécessaires, de l’infrastructure de production du studio à la postproduction, nous avons tout.
«Les investissements sont toujours bienvenus dans cette industrie. Mais, s’ils ne paient pas de taxe de vente, c’est incompréhensible.» – Pierre Karl Péladeau
«Les investissements sont toujours bienvenus dans cette industrie. Mais, si Netflix ne paie pas de taxe de vente, c’est incompréhensible. En bout de piste, nous n’avons pas besoin du CRTC pour nous dire que nous devons produire 25%, 32%, 17%, et 52% en contenu canadien. Nous connaissons notre marché. Si Netflix réussit ici, elle réussira parce qu’elle a les capacités pour savoir ce que le marché recherche.»
M. Péladeau a également affirmé que son entreprise est pour l’élimination des règles de propriété étrangère en télécommunication au Canada, à condition que ce soit réciproque. «Je suis d’accord que si des entreprises désirent venir, acheter ou construire, elles devraient avoir la possibilité de le faire. Je ne crois pas que nous devrions avoir de restrictions sur la propriétéétrangère,» a-t-il dit.
Mais veut-il se tourner vers les États-Unis comme Cogeco l’a fait? Il est resté vague. «Je ne crois pas que nous achèterons Verizon demain, » a-t-il rigolé.
Alors que Netflix continue de prendre de la vigueur et dépenser des sommes considérables dans le contenu (plus de 8 B $, seulement cette année, ce qui est plus que le double des revenus annuels de Québecor) à travers le monde, elle concurrencera TVA pour le meilleur contenu québécois. Jusqu’à maintenant, si tu voulais produire une émission pour le marché québécois, tu demandais vraisemblablement une rencontre avec TVA ou la SRC. Avec Netflix dans le paysage capable de rejoindre le marché francophone à travers le monde, cela change l’équation et rendra ce contenu plus dispendieux pour Québecor.
«Nous avons prévu cela et c’est pourquoi nous avons créé le Club illico. Nous allons aller de l’avant avec des séries exclusives qui seront diffusées, non seulement sur la télévision conventionnelle ou spécialisée, mais également disponible sur Internet» a expliqué M. Péladeau. A-t-on attendu que les Lois de la radiodiffusion et celle des télécommunications soient fusionnées ou demeurent distinctes pour le faire ou que le CRTC nous le dise? Non, nous avons fait ce que nous croyions était la bonne chose à faire.»
«Les systèmes traditionnels ont leur importance parce qu’ils te donnent la capacité de te propulser dans l’avenir. Mais si tu ne penses qu’à protéger ton système traditionnel, tu oublies de construire l’avenir.» – Pierre Karl Péladeau
Alors que certains politiciens québécois ont fait la promotion, au fil des ans, de règles culturelles et d’institutions différentes, pour le Québec d’avoir son propre CRTC. Ceci n’est pas ce que Québecor veut.
«C’est déjà trop compliqué,» a dit M. Péladeau. «Nous ne voulons pas ajouter d’autre chose.»
Il croit que la technologie a rendu la réglementation obsolète. «L’Internet nous a donné la liberté. On regarde ce qu’on veut, on paie pour ce qu’on veut et personne n’oblige à payer pour quelque chose qu’on ne regardera pas,» a-t-il expliqué. «Le système traditionnel nous a obligés à nous ajuster avec la technologie disponible à cette époque,» un système traditionnel qui est maintenant durement mis à l’épreuve.
Pas que les systèmes traditionnels soient tous mauvais, par contre. «Les systèmes traditionnels ont leur importance parce qu’ils te donnent la capacité de te propulser dans l’avenir. Mais si tu ne penses qu’à protéger ton système traditionnel, tu oublies de construire l’avenir.»
C’est pourquoi Videotron a été le premier à offrir l’option ‘à la carte’ des années avant que le CRTC oblige tout le monde à le faire, puis a lancé Club illico et a investi dans le sans-fil.
Cependant, est-ce que l’entreprise va s’engager dans la prochaine étape – tenter de devenir une entreprise internationale? «A-t-on la capacité financière d’aller ailleurs? Certainement,»a-t-il dit, mais pas la semaine prochaine. Par le biais de Québecor Contenu, l’entreprise produit du contenu qui est exportable partout dans le monde, ce que M. Péladeau voudrait voir croître.
Sommes-nous assez agressifs? Je dirais qu’on pourrait pousser encore un petit peu et mon rôle est de déterminer si je dois le faire un peu plus à l’avenir,» a-t-il dit.
Ce qui est spécifique au marché francophone est que nous avons construit notre propre environnement culturel, ce qui nous protège, mais qui nous donne également l’opportunité de continuer à investir et nous assurer que l’on propose à nos clients, nos citoyens, notre peuple ce qu’ils désirent.»
Tout ça pour dire que tout réalignement des Lois pourrait n’avoir que peu d’importance dans le quotidien, les défis et les opportunités qui sont inhérents aux opérations de télévision, en ligne, de câblodistribution et de sans-fil de Québecor.
«La radiodiffusion était un environnement, la télécommunication en était un autre et à cause de la révolution numérique, il n’y a plus d’environnement entièrement séparé. Devrions-nous nous arrêter et dire ‘est-ce qu’une nouvelle législation pourrait changer tout ça?’ Je dirais, ‘ Je ne crois, pas.»
* Données de l’Association canadienne des télécommunications sans fil (ACTS) et de Statistiques Canada.
Traduction française par Denis Carmel.
Oeuvre originale de Paul Lachine, Chatham, Ont.